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Deuxième jour : Abidjan-Accra

La journaliste suisse a dit en parlant de notre départ pour le raid :

- On va nous jeter dans des camions n'importe comment. J'ai dit :

- Ça risque de nous rappeler de mauvais souvenirs.

Elle est juive. Elle a ri. Nous quittons Abidjan à 5 h 30. Je veux aller dans la voiture du Congo. Je me retrouve dans celle des Tchadiennes. La plus menue, Fatimé conduit. Elle travaille, à N'Djamena, comme secrétaire au PNUD (pro­gramme des Nations Unies pour le développement). L'autre est assistante sociale. Elles ne sont pas mariées, portent un médaillon sur la poitrine à l'effigie du Président, Hissène Habré. Fatimé est musulmane, l'autre catholique. Sur la route, nous voyons des bidonvilles, des champs de cocotiers. La Tchadienne n° 2 dit:

- II y a trois catégories de palmiers : ceux qui donnent des bananes, ceux qui donnent des noix de coco, ceux qui donnent des graines rouges pour faire de l'huile.

Nous franchissons un fleuve, avec des pêcheurs sur leurs pirogues, une bananeraie. Les routes sont excellentes. Après, un des camions s'embourbe dans la terre rouge. Je dis:

- C'est la piste?

- Non, c'est une route non goudronnée. La piste, c'est quand tu traces toi-même ton chemin dans la brousse, qu'il n'y a rien avant.

A dix heures, nous nous arrêtons pour prendre le ferry nous amenant au Ghana. Ici c'est Frambo; là-bas Jewi-Warft. Il paraît que ça va prendre des heures. Le Ghana a un régime militaire très tatillon sur les contrôles douaniers. Des enfants et des femmes portent des plats sur leurs têtes couverts de pamplemousses, de citrons, de petits sacs en plastique remplis d'eau avec du gingembre. Je m'approche de deux Ivoiriennes qui sont sur la place; elles habitent dans un village à 15 km, sont venues à pied. Antoinette a dix-huit ans. Elle a terminé l'école, compte s'installer à Abidjan, faire de la couture. Elle m'emmène dans une maison. Un vieux presque aveugle est assis avec une chemise à fleurs en dentelle rose crevette. Un jeune homme passe du vernis sur un meuble en bois qu'il vient de construire. On m'invite à m'asseoir sur une chaise qu'Antoinette apporte. Elle m'offre de l'eau glacée. Le jeune homme dit :

- Alors, quelles nouvelles d'Abidjan? On est un peu coupés ici.

Antoinette feuillette Ivoire Dimanche. Nous allons dans le village. Le long de l'allée centrale, des femmes vendent du couscous et du poisson grillé qu'elles font cuire devant nous, servent dans des feuilles de kola. Sur le marché, on trouve de tout : des chaussures en plastique, des pagnes, du vernis à ongles. Parfois sur les stands, des hommes et des enfants sont allongés en train de dormir. Il fait très chaud. Je reviens vers le fleuve. Une Nigérienne avec un voile sur la tête et les épaules, un chapelet à la main, prie. Elle s'appelle Rahama, i.e. Clémence de Dieu. Un Français d'Abidjan a eu l'idée de vendre des tapis de prière avec boussole incorporée pour repérer l'est. Il a gagné beaucoup d'argent. Clémence de Dieu range avec soin son châle et son tapis. Elle prie cinq fois par jour, entre :

-Sh-Sh30 -13h30- 14h -16h30- 17h -18h45-19h45 -20h-20h30.

On sort des sandwiches. Elle a touché par erreur celui qui contient du jambon. Elle s'essuie les mains. Je demande quel est le texte des prières qu'elle a récitées en musulman. Beau­coup consistent à louer le nom de Dieu; il y en a plus de cent, dans l'islam. On peut dire « Allah a Koubar » (Dieu est grand) ou bien Bissimilahi Rahamani (au nom de Dieu clé­ment), etc. Fanta, qui vient aussi du Niger - Niamey -, pratique l'aérobic, est contente parce qu'elle rapporte d'Abi­djan un pot de crème à base de coco très réputée dans son pays et introuvable. Je m'en étale sur la main.

Je quitte Frambo avec les Tchadiennes. Sur le bateau, on ramène de justesse le bébé d'une Africaine qui l'avait oublié sur la rive. Nous arrivons au poste frontière ghanéen. Une journaliste ivoirienne est assise par terre, évoquant les maladies africaines. Elle dit :

- Pour nous, le sida, le cancer, c'est un luxe. On en est encore à lutter pour l'hygiène élémentaire.

Elle parle d'une mouche qui rend aveugles des villages entiers, donnant une maladie qui s'appelle la cécité des rivières. Je demande à un Ghanéen le nom du fleuve. Il écrit Juen lagoon, Aby lagoon, Tano river. Ici on parle en anglais, puisque c'est une ex-colonie de sa Majesté. Partout la langue des colonisateurs demeure la langue nationale, seul dénominateur commun entre les ethnies pour communiquer au-delà des dialectes; paradoxe de l'Afrique dont l'affranchissement ne s'opéra qu'avec la langue de l'oppresseur. Nous avons faim. Nous étouffons. Sur ordre du chef des douanes, on m'emmène me laver les mains dans son bureau. Un Noir tient un broc sur mes métacarpes pendant que je les savonne. Des enfants sur l'esplanade jouent au football. Nous nous arrêtons vers 8 heures dans un campement : une vingtaine de maisonnettes en dur abritent des Allemands qui construisent une route pendant trois ans. Après, les gens partiront, ailleurs, pour un autre projet. Les Blancs aussi sont intéressants en Afrique : néo-coloniaux, affairistes, fuyeurs d'Occident. Heins Marx est célibataire. Je dis :

- Ça doit être difficile la vie d'un célibataire, ici.

Il va voir des filles à Accra. Il a bu trop de bière. Il est à moitié couché à travers la portière quand nous partons. Les Tchadiennes rigolent. L'arrivée à l'hôtel Continental à 4 heures du matin ressemble à la pénétration dans le dernier cercle de l'Enfer. Je m'évanouis au milieu de l'entrée. Une Congolaise musclée me porte sur son dos jusqu'à mon lit, gravissant deux étages; les prisonniers se portaient ainsi dans les camps pour être présents à l'appel. On me donne des tranquillisants, des comprimés de glucose contre l'asthénie. La journaliste suisse a dit :

J'ai trouvé le titre de mon papier. Quand elle l'annonça, j'ai ri.

   

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